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jeudi 28 juillet 2011

Le placard au-dessus du micro-ondes


J'aurais jamais dû ouvrir ce placard.

J'aurais JAMAIS dû ouvrir ce placard.

Dix minutes que je répète cette phrase en boucle. Pourquoi? Une foule de raisons s'offrent à vous: la photo oubliée d'un amant de passage? Non, bien sûr que non. Une lettre envoyée par mon grand-père exilé en Amérique latine dans les années 1980 pour faire oublier son passé trouble? Encore moins.

Le placard est au-dessus du micro-ondes. Il abrite un mini butagaz qui doit servir aux gens qui veulent faire du camping, des allumettes géantes, une bouteille de Picon. Au moment où ma main écartait les paquets de chips aux crevettes qui me séparaient d'elle, j'ai senti le regard accusateur de Bertie. Cette marmotte qui fait touit, qui décrypte les comportements humains, cet animal qui sait.


J'ai toujours eu ce problème: une bière, un Picon, des idées un peu vagues qui se transforment en illusions faciles. Alors voilà: seule, un peu triste, très désœuvrée sans doute, je l'ai ouverte. j'en ai bu un peu, sans doute trop. Ce qui est drôle, c'est qu'il y a quelques mois encore j'étais convaincue qu'il ne s'agissait que d'un sirop amer, qui donnait du goût à un liquide insipide et des étoiles dans des yeux vitreux.

Mais non, le Picon titre 18° exactement. Après mon cinquième verre, et la seizième écoute du même morceau de rock gaélique, je me suis tout simplement dit:

"Merde, c'est mercredi, presque minuit. C'est mercredi, quoi."

Bim, un coup de fil et c'est parti: un bar et des amis. Au comptoir, le mec me dit une phrase qui me tombe tout droit dans l'estomac:

"- Désolé, mais on n'en sert plus.

- Pardon?

- Bah oui, le Picon: on n'en sert plus.

- Mais je n'ai rien commandé.

- Mais je te connais.

- Ah."

Derrière lui, Bertie me sourit. J'étais pourtant sûre de l'avoir rangé au-dessus d'un micro-ondes à plusieurs stations de là. "Il te connait. Il te connait, et il n'en sert plus."


"- Ok, va pour une pinte.

- Va pour une pinte.

- Ardoise?

- Ardoise.

- Fais gaffe, je sais encore où tu habites."


"- Il te connait."

"- Ah."


Il n'en sert plus. Mais ça va aller, ça va bien se passer. Si j'ai bien compris son discours, ils ont décidé d'arrêter le service "parce que ça rendait vraiment les gens trop cons." Une crainte s'est installée dans les bars, chez les gens. Un ami me confiait, pas plus tard qu'hier: "Mes parents sont venus chez moi le week end dernier; ils ont vu ma bouteille de Picon et ils m'ont dit qu'ils avaient vu à la télé que c'était pas bon. Genre cancérigène, je sais pas quoi." M'est avis que les parents en question auraient pu faire preuve d'un tout petit peu plus d'imagination. Et puis ça rend les gens drôles. Tiens, un jour, à trois heures du matin j'avais appelé un type pour le menacer de le poignarder avec des chips s'il ne décrochait pas, alors même que je l'avais au téléphone.


Je refuse donc de me laisser aller. De la Grolsch tiède, on s'en lasse vite. Alors on passe aux hards. La musique est un peu trop forte, les gens de plus en plus tactiles, un mouvement se lance et un taxi démarre en direction des Grands Boulevards.

Accoudés au bar, des trans relativement mal réussis lancent des coup d'oeil complices aux filles qui tombent dans les bras d'étudiants en communication aux discours parfaitement rodés, pendant qu'un groupe de journalistes web hipsters tente de se faire une marmotte en peluche gouailleuse et amusée. Ça va faire une heure que je dialogue par calepin interposé avec un homme manifestement sourd et chauve à la fois. C'est marrant il me dit vaguement un truc.

"- Il te connait.

- Tes interventions à répétitions alourdissent le texte."

Il me parle d'un cadeau, d'un départ, tout cela est très décousu. En cherchant bien, il a quelque chose, hein, c'est indéniable. De plus, il possède cet avantage incroyable qu'il ne pourra jamais me couper la parole de façon brutale sous prétexte que je parle trop. Soudain, l'idée triste qu'il ne puisse pas entendre le jukebox hurler pour la quatrième fois en deux heures Like a Virgin envahit le fumoir. Par conséquent, je décide de lui mimer la chanson. Une technique de drague peu distinguée, mais frontale.

Il sort de la pièce en regardant les lacets de ses chaussures bateaux. C'est un échec.

Mais qu'est-ce qu'il peut faire chaud!

Intenable. Putain, c'est intenable.

Ce jean slim gratte affreusement, mes pieds hurlent leur inconfort dans ces jolies chaussures à talons qui coûtaient une blinde l'automne dernier. Et cette chemise à col claudine censée me camoufler derrière un air parfaitement angélique ne sert qu'à garoter ma carotide. Le regard ahuri des gens accompagne ma sortie du fumoir. Il faut trouver les toilettes. A l'étage. L'ascension des escaliers est laborieuse, une quinzaine de marches: chaque pas est un véritable calvaire. Une frange épaisse, beaucoup trop lourde, elle me tombe dans les yeux.

Insupportable. Cette démangeaison est insupportable; et le bourdonnement continu du mauvais son.

Mes doigts, absolument énormes, glissent sur la boucle de ma ceinture. D'ailleurs je n'en ai plus que quatre. Il ne faut pas céder à la panique. Perdre un doigt ça peut arriver à n'importe qui. Vous pensez que c'est cancérigène, d'ailleurs? Demandez-vous un peu ce que diraient les parents de mon pote. Il est bientôt huit heures. Je vais simplement aller boire un café avant de passer une matinée de travail stérile au bureau. Je remercie l'humanité d'avoir inventé l'ordinateur et son clavier, qui rendra l'épreuve du rendu de dossiers beaucoup moins rude qu'avec le maniement du stylo, bien consciente de mon nouveau handicap. Il faut que je me lave les mains. Sans les regarder.

Le lavabo plus si blanc est surplombé par un petit miroir usé par des centaines de visages en décomposition.

Un éclat de rire incontrôlable. Le robinet crache et au-dessus, Bertie qui me sourit.

Incroyable, putain c'est incroyable.

Penser concret. Penser PRATIQUE. Le bureau ouvre ses portes dans vingt-cinq minutes. Je me lance dans une course infernale: la traversée de la salle où s'échauffent les derniers danseurs est particulièrement rude. Faut se détendre les mecs, c'est jamais qu'une marmotte. Une fois arrivée à la station, une série de gesticulations ridicules me permet finalement de passer le tourniquet. Les stations défilent sans permettre d'éponger le léger retard qu'il faudra assumer une fois sur place.

Je suis parvenue à atteindre mon poste avec une absolue discrétion, très probablement grâce à mes nouveaux petits coussinets. "Touit touit",dis-je.

Non, c'est un gros fail. Sonnerie. Ligne interne. Boss. Veut. Te. Voir. Dans. Dix. Minutes.

J'attends, j'attends.

C'est long.

Ça fait dix minutes là, je crois.

J'aurais juste jamais dû ouvrir ce placard.

J'aurais juste JAMAIS dû ouvrir ce placard.

Ne serait-ce que pour ne pas perdre l'usage de mes mains. Ou pire à l'heure actuelle: mon emploi.

Les sueurs en pensant aux futurs entretiens d'embauche.

J'y vais. Mon supérieur hiérarchique est impassible derrière son très beau bureau recouvert de post-its, format A4, qui lui permettent d'écrire les numéros de téléphone de ses clients en très très grand: l'efficacité au travail, tout simplement. Des cernes gigantesques soulignent son regard vide, déjà accentué par un crâne aussi lisse qu'un petit galet breton.


"- Alors tu y as réfléchi?

- Pardon?

- Oui, tu participes au pot d'adieu de Ghislain, du poste 5?

- Pardon?

- Ça fait deux jours que tu me dois une réponse, on en a parlé il y a trois heures. T'avais l'air plutôt enthousiaste sur le coup. Je prends ça pour un oui.

- Oui.

- Et pour ta gouverne, je suis homosexuel."

J'aurais jamais dû ouvrir ce placard.